L’interview accordée à la presse béninoise par Richard Boni Ouorou, expert en stratégie politique, portant sur les institutions et les réformes électorales, avait suscité la réaction du Dr Fidèle Sonon,…

Institutions et réformes électorales Pourquoi la Céna est née d’une fausse évidence

Institutions et réformes électorales Pourquoi la Céna est née d’une fausse évidence

L’interview accordée à la presse béninoise par Richard Boni Ouorou, expert en stratégie politique, portant sur les institutions et les réformes électorales, avait suscité la réaction du Dr Fidèle Sonon, consultant en management des élections dans la parution du 18 juin 2018 du quotidien ’’La Dépêche’’. Ce dernier remettait en cause une partie des arguments développées dans l’interview. Richard Boni Ouorou revient à la charge pour apporter des précisions.

Ma dernière interview consacrée aux institutions et aux réformes électorales a suscité plusieurs réactions. Au titre de ces dernières il y a celle, non moins remarquable, du Dr Fidèle Sonon. Je considère sa tribune comme une contribution majeure pour la réinstauration d’une culture de débat intellectuel fort absente ces dernières années dans l’espace public béninois. Sa réaction et celles de plusieurs autres personnes m’obligent à devoir apporter davantage de précisions à mes propos. Lui comme d’autres ont estimé à tort que je préconisais le retour à l’organisation des élections par l’administration publique. Dans l’exercice auquel j’étais confronté, à savoir une interview, je ne me suis contenté, en fonction des questions posées, à établir un diagnostic. J’entends dans les lignes qui suivent non seulement approfondir ce diagnostic mais également offrir ce qui peut être considéré comme des pistes de solutions.

Je souhaite apporter deux préalables pour éviter toute confusion à l’avenir. Le premier relève de la thèse que je soutiens en ce qui concerne la Commission électorale nationale autonome (Céna). Ma thèse est la suivante : les raisons pour lesquelles l’organisation des élections a été retirée à l’administration publique sont toujours de mises dans le fonctionnement de la Céna. Il ne saurait en être autrement du fait du contexte général dans lequel cette structure fonctionne. Mon second préalable est la détermination de ce contexte général à travers quatre postulats : 1- Les acteurs politiques se prêtent une méfiance réciproque ; 2- Cette méfiance se traduit entre autres par une volonté de contrôler les mécanismes électoraux pour s’assurer la victoire électorale ; 3- Cette volonté de contrôler les élections s’expriment au travers d’une inflation institutionnelle et législative ; 4- La vie politique au Bénin est caractérisée par la démission. Les acteurs politiques ne veulent en effet pas remplir le rôle qui est le leur.

De la fausse évidence
Les premières élections de l’ère démocratique au Bénin ont été organisées par l’administration publique. Contrairement au constat dressé par S. Faye cité par le Dr Fidèle Sonon, elles n’ont pas donné lieu à des crises post-électorales. Tous les acteurs politiques de cette époque n’ont en effet pas contesté les résultats issus des urnes. Aussi, quand Joseph Gnonlonfoun évoque la création de la Céna, il ne va pas du constat selon lequel ces premières élections de l’ère démocratique, à l’issue duquel il a été élu député, ont été faussées par une administration publique inféodée au pouvoir en place. Non. C’est la présomption de l’inféodation de cette structure au pouvoir politique qui va fortement motiver l’opposition, alors majoritaire à l’Assemblée nationale, à voter la loi portant création de la Céna. À partir de cet instant deux fronts ont été ouverts. D’une part celui des batailles du contrôle de cette institution à travers la désignation de ses membres. D’autre part celui d’une profusion de lois portant soit sur la modification et le fonctionnement de la Céna, soit sur la création de nouvelles institutions électorales. D’où l’expression ’’inflation institutionnelle et législative’’.

Les travers que l’on reproche aux administrations publiques africaines sont indiscutables. Ce qui par contre est contestable, c’est le caractère fataliste qu’on leur attribue. Pour le Dr Fidèle Sonon et bien d’autres personnes qui pensent comme lui, c’est tout comme si les maux dont souffre l’administration publique africaine sont incurables. En ce qui me concerne, évoquer les dysfonctionnements de cette structure dans le but de s’en passer ne relève que d’un poncif qui traduit une incapacité à appréhender un problème dans toute sa globalité et sa profondeur. Voilà en quoi je parle de fausse évidence. Il y a en Afrique des administrations publiques qui de l’avis de tous, se distinguent par une compétence avérée. Celle du Rwanda en est l’exemple emblématique.

Du déterminisme culturel
Quelles sont les causes à l’origine des maux de l’administration publique africaine ? À cette question le Dr Sonon apporte une réponse à laquelle malheureusement il ne donne pas toute sa portée. Il se demande en effet si la cause du problème n’est « plutôt pas essentiellement culturelle et non systémique ? ». Soyons pour le coup d’accord avec lui en prenant en compte le déterminisme culturel. Aussi la question la plus évidente qui s’impose est celle-ci : au nom de quoi la Céna échapperait à cette cause culturelle ? Il convient de souligner le fait selon lequel en dépit de son statut particulier, la Céna est un organisme public. Elle fait donc partie intégrante de l’administration publique pris au sens générique du terme. Partant de là, adoptons le syllogisme socratique suivant : la culture africaine est la cause du dysfonctionnement des structures publiques, or la Céna qui est une structure publique fonctionne en pleine culture africaine, la Céna ne peut donc que dysfonctionner. Que l’on soit ou non en accord avec ce raisonnement, les exégètes de la Céna n’expliquent aucunement pourquoi et comment cette structure serait comme par enchantement un oasis de compétence en plein ’’désert d’incompétence’’.

Les crises post-électorales africaines auxquelles renvoie le Dr Sonon en citant S. Faye ne sont pas seulement dues aux élections organisées par l’administration publique. Parmi elles, il y en a dont l’organisation était l’œuvre des institutions calquées sur le modèle de la Céna. L’un des exemples les plus parlant est la crise post-électorale ivoirienne citée par le Dr Sonon. Au Kenya, on doit à la Cour suprême la décision courageuse d’annuler les très controversées dernières élections présidentielles kényanes. Selon cette Haute juridiction, la commission électorale kényane (Independent Electoral and Boundaries Commission) a « échoué, négligé ou refusé » de conduire les élections en accord avec la Constitution. L’administration publique kényane aurait-elle pu faire pire ? Le fait qu’au Bénin ou ailleurs on affuble ces institutions du statut et de la dénomination d’indépendant ou d’autonome semble résonner dans les esprits comme une espèce d’incantation appelée à produire le miracle de la transparence électorale et de la sincérité du résultat des urnes.

Les structures indépendantes en charge des élections en Afrique ne peuvent être qu’à l’image de l’environnement institutionnel et politique dans lequel elles évoluent, car les personnes en charge de leur fonctionnement sont issues du même sérail. Par conséquent, elles ne peuvent que reproduire au sein de ces structures électorales les comportements qui sont les leurs par ailleurs. Autrement dit, si un fonctionnaire est corrompu dans le cadre de sa fonction dans l’administration publique qui elle-même fait de la corruption un mode de fonctionnement au sein d’une société qui élève la corruption au rang de vertu, il n’y a aucune raison que ce fonctionnaire soit probe dans l’éventualité où il serait désigné dans une structure dite indépendante en charge des élections. Je le répète donc, le fait d’affubler les structures en charge des élections en Afrique du statut et du dénominatif d’indépendant ou d’autonome ne suffit pas pour qu’elles le soient véritablement. Pour reprendre autrement Karl Marx, c’est la condition morale de la société qui détermine le niveau d’efficacité des structures électorales indépendantes.

Du facteur humain
Pour en revenir au Bénin, le tort du Dr Sonon et de tous ceux qui pensent comme lui, est de reléguer au rang de la banalité les crises et les batailles qui ont jalonné le fonctionnement des Céna successives dans ce pays. Ces crises et batailles ont toujours été révélatrices des intentions des politiques de s’affranchir de la loi et de la légitimité du suffrage universel. L’épilogue de ce constat a été la controversée élection présidentielle de 2011 connu en terre béninoise sous la dénomination pudique de ’’K.O.’’. L’administration publique béninoise aurait-elle pu faire pire que la Céna 2011 en matière d’élection sujette à caution ? À l’heure où j’écris ces lignes, a lieu en ce moment au Bénin une réforme annoncée à la fois de la Constitution et du code électoral. Au sujet d’une partie du processus de réforme de ce dernier, le professeur Sylvain Akindès, réputé pour son esprit de modération et de pondération, parle sans ambages dans un post sur sa page Facebook de « mascarade à visage découvert ».

Avec cette réforme annoncée de la Constitution et du code électoral, Patrice Talon s’inscrit dans la lignée de ses prédécesseurs en apportant pour ainsi dire sa touche à une tradition bien ancrée de réforme du système électoral. Ce faisant, ce dernier ne gagne pas en stabilité et encore moins en performance. Quel est le besoin pour le président Talon de réformer un système électoral qui l’a porté au pouvoir si ce n’est l’intention inavouée de soumettre celui-ci à des desseins obscurs ? Avec le processus qui se met actuellement en branle, nous sommes sûrement et lentement en train d’aller au pinacle de l’inflation institutionnelle et législative du système électoral béninois avec comme corollaire son travestissement total. Qui peut encore en douter ?

Le problème n’est donc pas la Céna en tant que telle et encore moins l’administration publique. Le problème réside dans le facteur humain. Ce sont les hommes en charge de l’animation de la vie publique qui ont renoncé à remplir la fonction qui est la leur. Ceux qui doivent être opposants refusent d’assumer pleinement ce rôle. De l’avis du plus grand nombre, les parlementaires refusent de contrôler l’action du gouvernement en se complaisant de plus en plus dans un rôle de supplétif du pouvoir exécutif. Les juges sont accusés de remplir l’office de bras exécuteur du régime en place. La presse dans une écrasante majorité est devenue un outil de propagande du gouvernement. Les premières mesures et décisions prises par la Cour constitutionnelle de Joseph Djogbénou sont loin d’imposer une autorité d’objectivité.

L’ennui c’est que les choses semblent aller de mal en pis. Ceux qui ont connu la vivacité de l’opposition politique sous le régime Soglo et le ton libre de la presse de cette époque ou de celle du régime Kérékou II et III, ne peuvent qu’être consternés par la désolation qui se dégage de la scène politique béninoise actuelle. Il serait illusoire de penser que la solution à ces travers comportementaux serait l’adoption de nouvelles lois ou l’amendement de celles déjà existantes.

Le contexte béninois actuel peut-il être mis en rapport avec celui du Canada de 1920 ? En effet, le Dr Sonon affirme qu’Élections Canada est né cette année-là « en grande partie pour mettre fin à la partisannerie politique dans l’administration des élections fédérales » (sic). On peut donc penser que l’environnement politico-administratif canadien de cette époque-là avait de forts relents bananiers. Aussi, lorsqu’il donne les exemples illustrant le niveau de conscience professionnelle de quelques fonctionnaires canadiens près d’un siècle plus tard, on peut mesurer tout le travail que ce pays a accompli afin que ses citoyens placent les valeurs éthiques au cœur des relations sociétales. Ainsi, en dépit de ce qu’il soit in fine nommé par la majorité parlementaire au pouvoir, le Directeur Général des élections n’a nullement besoin de faire valoir un quelconque ’’devoir d’ingratitude’’ pour remplir son office. Il la rempli tout simplement. Et ceux qui l’on nommé n’en attendent ni plus ni moins de lui.

Du coût des élections
Les élections au Bénin coûtent chères aux contribuables. C’est à juste titre que le Dr Sonon relève qu’en l’affirmant à titre comparatif dans ma précédente interview je n’ai donné aucun chiffre. Mais comme je l’ai déjà indiqué, le genre journalistique adopté n’autorisait pas à l’exhaustivité. Je réaffirme donc qu’en « comparaison aux pays de la sous-région [ouest-africaine], les élections coûtent très chères au Bénin si on ramène le prix de chacune d’elles par habitant ». L’hebdomadaire panafricain ’’Jeune Afrique’’ a dans une de ses publications en date du 31 mai de cette année, fait une infographie du coût des élections en Afrique. En ce qui concerne le Bénin, il ressort que la seule élection présidentielle de 2016 a coûté 5,06 € (3289 F Cfa environ) par électeur. À côté, les élections présidentielles, législatives et sénatoriales organisées au Nigeria en 2015 ont coûtées toutes les trois réunies 6,54 € (4251 F Cfa environ) par électeur. Cherchez l’erreur.

Outre le fait que les élections au Bénin soient devenues un champ de prébendes, le caractère autonome, et non pas indépendant comme le souligne le Dr Sonon, de la Céna y est pour beaucoup dans le caractère onéreux des élections. En effet, en lui conférant le statut d’autonome, le législateur béninois ne se contentaient pas seulement d’ériger un juge impartial des élections. Il souhaitait également doter ce dernier des moyens propres pour remplir à bien sa mission. Si la démarche était louable et partait de bonnes intentions, elle a néanmoins eu comme conséquence de créer des doublons de dépenses dont on se serait bien passé afin d’alléger la note.

Que faut-il entendre par doublons de dépenses ? C’est le fait pour la Céna d’avoir procédé ou de procéder à des dépenses pour des choses qui existaient déjà. À titre d’exemples, quel était l’intérêt pour elle d’avoir à louer des voitures alors que l’État était doté d’un parc automobile qui pouvait être en partie réquisitionné ? Quel besoin de faire un appel d’offres et de dépenser une somme considérable d’argent pour l’impression des bulletins de vote et affiches de communication alors qu’il existe une Imprimerie nationale à qui la coopération allemande a offert du matériel dernier cri ?

L’exemple le plus emblématique des dépenses inutiles du système électoral béninois, même s’il n’est pas du fait de la Céna, est la liste électorale. Son élaboration et sa mise à jour ont coûté et coûtent non seulement chères mais elle fait en plus l’objet de batailles rangées pour son contrôle. En témoigne tout le grabuge autour du Cos-Lépi depuis des mois qui a été relancé ces derniers jours avec une décision de la Cour constitutionnelle. Comme je l’ai indiqué dans ma récente interview, pourquoi ne s’est-on tout simplement pas servi du fichier de la carte nationale d’identité pour élaborer les listes électorales et les mettre à jour afin de faire des économies ?

D’aucuns soupçonnent l’onéreux le Ravip d’être en embuscade pour remplacer la non moins dispendieuse Lépi. Si cela devait arriver, le prix du gaspillage et de la folie des dépenses sera alors décerné. Pour finir dans ce registre non exhaustif des coûts inutiles du système électoral de notre pays, entre 2016 année à laquelle s’est tenue la dernière élection au Bénin et 2019 année où se tiendra en principe la prochaine élection au Bénin, que fait au juste la lourde et coûteuse administration de la Céna pour qu’elle soit si grassement payée et entretenue aux frais de la princesse ?

En guise de conclusion
La Céna n’est pas un problème en soi. Elle est une réalité institutionnelle dont il n’est plus envisageable de se passer. Toutefois, sa réussite est tributaire de l’environnement politique dans lequel elle évolue. Or l’état de santé de cet environnement n’est pas aussi bien en point qu’il le devrait. Dans un monde parfait, la Céna devrait certes être la garante de la transparence des élections et de la sincérité du résultat issu des urnes. Mais pour se faire, elle devrait, dans sa dimension opérationnelle, se contenter de mettre en œuvre et coordonner les moyens déjà existants dans l’organisation des élections.

Richard Boni Ouorou
Expert en stratégie politique